La projection de ce documentaire aura lieu à l’Institut finlandais, 60 rue des écoles, 75005 Paris, le jeudi 26 juin, de 20h15 à 22h30.
Ce documentaire est en français, sous-titré en anglais. Capacité de la salle de projection : 80 personnes.
- Projection du documentaire du groupe Àjáso : « Àjáso. Une philoperformance » (80mn) puis débat avec l’équipe.
A l’initiative de l’équipe de recherches en philosophie de l’Université de Toulouse 2, un groupe informel d’enseignants-chercheurs et de doctorants internationaux issus du programme Erasmus Mundus EuroPhilosophie ont constitué un collectif de réflexion et d’expérimentation autour de la pratique de la “performance philosophique” : le groupe Àjáso. Les travaux ont commencé à l’automne 2013 et font l’objet d’un documentaire en cours de tournage sous la direction du réalisateur albanais Gentian Koci. Le documentaire sera projeté pour la première fois dans le cadre du colloque “Théâtre, Performance, Philosophie” organisé à la Sorbonne du 26 au 28 juin 2014.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant
A rebours de la pratique scolaire de la philosophie instituée sur la base d’un double a priori de production bibliographique et d’immatérialisation (au sens où, d’une part, elle consiste toute entière dans l’écriture de livres ordonnés a un objectif de recension et de citations réciproques, datées et nominatives, et où, d’autre part, elle se passe de matières concrètes, de gestes effectivement accomplis), le groupe Àjáso explore la voie d’une pratique de la philosophie comme ensemble d’opérations, d’actes et de gestes concrets, instantanés, indatables, impersonnels, inenregistrables et incitables, usant d’une matière vivante, verbale, textuelle, sonore, visuelle, plastique, musicale ou cinématographique, empruntée ou créée, spécialement agencée.
Contrairement au projet même de l’institution bibliographique de la philosophie, son projet n’est pas de solliciter par des lectures contagieuses l’adhésion ou la conversion a une idée, mais de réaliser la philosophie comme expérience de métamorphose. A toutes les problématiques dans lesquelles se décline la logique de la conversion, celles du retour, du tournant, de l’ouverture, etc., qui toutes ont pour fond l’espérance d’un renouveau ou d’une rencontre, il oppose une pratique de devenir immédiat et concret – affranchie de toute espérance.
Son présupposé est matérialiste : il n’admet d’autre influence sur l’esprit que l’influence de la matière dans la mesure où elle peut être activement manipulée, triturée, disposée, ingérée, inhalée, appliquée… Il ne se propose pas de parler de ce matérialisme, de développer une expertise professionnelle dans l’art d’en parler, mais de le mettre directement en œuvre – seule manière de l’éprouver, physiquement et spirituellement. Son matérialisme n’est pas dialectique, mais matériel, exclusivement gestuel. Non spéculatif, il effectue concrètement tous les sens du verbe gerere : porter en soi et enfanter, faire, exécuter, conduire, jouer un rôle. La matière est pour lui si peu un sans-image qu’il la rencontre exclusivement en faisant l’expérience direct et saisissante de sa puissance psychotrope – de sa puissance d’orienter la psukhè en induisant la formation d’images inédites, d’enclencher une méditation exclusivement visuelle et sonore.
La pratique mise en œuvre par le groupe Àjáso a immédiatement un double impact. D’une part elle articule concrètement, sensiblement, la critique de l’institution universitaire et de la place qui y est assignée a la philosophie comme science royale, d’autre part elle donne lieu à la production d’une nouvelle textualité, d’un nouveau style d’écriture. Soumis au titre d’élément matériel a la logique du dispositif audio-visuel, le texte produit et lu dans le cadre de la performance-métamorphose s’en trouve affecté: poétique, intimement impersonnel, affectible, fragile, collage de blocs de textes soustraits au régime bibliographique, démembré, broyé, asyntaxique, purement sonore, glossolale, littéral, photographique, cinématographique, cousu dans la texture d’une enveloppe-peau-écran plutôt qu’inscrit sur la peau-page d’un livre, il est, par la performance, libéré de la logique signifiante qui le débilise et retrouve par elle sa vertu propre de substance active – impubliable, seulement audible et visible, un incorporel éminemment tangible, accessible dans une monstration pure.
C’est seulement dans la mesure où il intègre le dispositif métamorphosique pour former un objet actif que le texte mérite d’être qualifie de texte philosophique. La philosophie pratiquée dans la performance n’a en elle-même pas d’objet : elle est l’objet actif lui-même, installé par le collectif comme dispositif technique éphémère de traitement et de manipulation d’une matière concrète en vue de la seule expérience métamorphosique. La philo-performance n’est pas un être-en-chemin-vers-le-réel, un retour ou un aller-aux-choses-mêmes, mais un devenir-chose par un devenir-texte – un devenir vivant par un devenir la matière vivante même du texte. Comme φιλο-σοφία, son amour n’aspire pas au savoir, il est l’amour sans limite, désintéressé et inhumain, dévorant et féroce, du vivant pour lui-même, pour la saveur brute du vivant. Une infinité de bestioles, de bactéries, d’insectes, de reptiles, d’oiseaux et de mammifères, pullule dans la texture même du texte que devient son auteur-lecteur, dans la texture animale du texte qu’il devient. De sorte qu’est concrètement accompli à travers le devenir-texte un devenir animal de même que par l’installation de la performance comme objet actif et le devenir cet objet actif, porteur en soi de la matière vivante qu’il enfante, est concrètement accompli un devenir femme. Les deux identiques : le devenir texte accouchant de la matière vivante, pré-humaine, d’une multitude innombrable d’espèces animales.
Selon le paradigme dionysiaque des thérapies rituelles, seule la naissance de l’enveloppe métamorphosique entaillée et cousue a même la matière vivante anorganique – la cuisse divine placentaire –, la seconde naissance de l’enfant mort-né, est à même de guérir de la mort. Il n’y a d’être que transformé. Pour dire son rapport critique à l’histoire séparée (coloniale) de la philosophie européenne le groupe dit le paradigme grec dans une langue africaine. Àjáso est le verbe par lequel, dans la langue et la pratique médicinale yoruba de l’Afrique Occidentale, se dit l’action conjointe de séparer et de rassembler, l’unité en un seul et même geste de la disjonction et de l’unification autour de laquelle tourne la dialectique spéculative propre a la bibliographie philosophique et dont, addicte a elle-même, elle diffère sans cesse l’exécution. L’action, dont Àjáso est le verbe, est la caractéristique de la matière vivante des animaux – du cafard et de la sauterelle – et des plantes – de l’herbe a éléphant et du bananier –, son pouvoir, dès lors qu’elle est rituellement travaillée et enveloppée. Àjáso est aussi le nom et le verbe de la formule incantatoire qui accompagne le travail de seconde naissance.
Toulouse, février 2014.
Groupe Àjáso
Angel Alvaredo Cabellos, Farah Beji, Jean-Christophe Goddard, Blérina Hankollari, Jasmina Jovanovic, Soufiane Mezzourh, Daeseung Park, Behrang Pourhosseini et le réalisateur Genti Koçi.