Goddard, Jean-Christophe (Université Toulouse Le Mirail, France)

« Performer l’Anti-Narcisse. Rikbaktsá Descartes ou l’Indien habillé en sénateur d’Empire ».

Je poserai la question de l’apport de la performance à la philosophie, de ce que la performance fait à la philosophie à partir d’un autre déplacement : celui que suggère le projet d’un Anti-Narcisse (complémentaire et – peut-être – concurrent de L’Anti-Œdipe) imaginé par Eduardo Viveiros de Castro dans Métaphysiques cannibales – le projet d’une philosophie qui se ferait non plus avec les outils de la pensée occidentale, scientifique et coloniale, mais avec les outils conceptuels des peuples étudiés par une anthropologie elle-même transformée par la pensée de ces peuples.

Un projet qui n’a encore abouti à aucune écriture théorique – puisque Métaphysiques cannibales n’est que le commentaire d’un livre inexistant, dont l’écriture ne peut consister dans un simple aménagement critique, voire une hybridation, des formes de l’écriture théorique dans lesquelles nous identifions ce que nous appelons « philosophie » et par lesquelles nous demeurons addicts à nous-mêmes, mais exige une pratique théorique totalement autre, qui ne serait pas orientée vers nous-mêmes, mais nous exposerait à l’effraction d’une présence étrangère – et pas seulement d’une figure déformée ou étrange de nous-mêmes. Conformément au présupposé ontologique qui sous-tend le perspectivisme amérindien (EVC) mais aussi la pratique médicinale africaine traditionnelle (Tobie Nathan) : celui d’une pluralité d’entités actives sans similitude avec nous et de même espèce que nous – d’autres humanités, radicalement autres (celles des bêtes, des esprits, des plantes, des morts, des parfums, des choses…).

La thèse que je défendrai est que cette autre pratique théorique, seule susceptible de mener à bien le projet de L’Anti-Narcisse, est précisément la performance – dans la mesure où, depuis son origine (futuriste), par sa dimension ritualiste et synthétique (simultanéiste), et jusque dans ses formes contemporaines, elle interroge la possibilité d’une pratique métamorphique complète en mobilisant directement la matière vivante, sonore, visuelle, textuelle, etc., comme substance psychotrope – et tend à libérer ainsi de la toxicomanie intellectuelle d’une humanité narcissique incapable, jusque dans ses concepts critiques, de métamorphose – pour s’être d’abord comprise en termes de progrès vers soi par dépassement de toutes les formes.

Par là je ferai droit à l’inspiration poétique qui commande le projet d’EVC – son ancrage dans le modernisme d’Oswald de Andrade (en lequel Lévi-Strauss ne voyait qu’un imitateur provincial des surréalistes parisiens) et sa proximité avec l’œuvre d’Helio Oiticica, de Paulo Leminski ou d’André Vallias.

Seule la performance, comme pratique directe de pensée sans délai, comme construction immédiate d’une objectivité active, comme acte présent d’écriture, activité immédiatement en acte, peut tenter de répondre au défi de L’Anti-Narcisse. Mais la performance, comme dislocation pré-avant-gardiste de notre propre culture – moyen de toucher aux limites de nos appartenances, de notre dépendance aux inducteurs culturels philosophiques (Kant, Hegel, Spinoza, Heidegger, Deleuze…) institués par nos experts, « action philosophing », comme « action painting », une pratique non professionnelle, inexperte, collective, de la performance comme de la philosophie. La performance métachorique de Valentine Saint-Point (en laquelle Jeanne Bergson trouvait une réponse à son handicap bien plus accomplie que toute l’œuvre de son père), et non la performance hystérique des femmes de la Salpetrière dépendantes du dispositif d’observation et de fichage clinique mis en place par la médecine des experts qui a fourni, plus ou moins consciemment, à l’esthétique contemporaine l’une de ses figures maitresses (F. Bacon).

Jean-Christophe Goddard est professeur de philosophie allemande et française à l’Université de Toulouse le Mirail. Il a créé en 2007 le master international Erasmus Mundus EuroPhilosophie dont il coordonne les activités. Il dirige l’Equipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs à l’université de Toulouse et a contribué avec Guillaume Sibertin-Blanc et Hourya Bentouhami à la création de l’opération pluridisciplinaire « Humanités » au sein du Laboratoire d’Excellence « Structuration des Mondes Sociaux » de l’Université de Toulouse. Il a présidé l’Internationale Fichte Gesellschaft de 2006 à 2012. Il a publié plusieurs traductions et commentaires des œuvres de Fichte (PUF et Vrin). Il est l’auteur de deux ouvrages consacrés à la philosophie française du 20ème siècle, Mysticisme et folie (Desclée de Brouwer, 2002) et Violence et subjectivité. Derrida, Deleuze, Maldiney (Vrin, 2008).


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Pour citer cet article : Flore Garcin-Marrou, "Goddard, Jean-Christophe (Université Toulouse Le Mirail, France)", Labo LAPS 2014. URL : https://tpp2014.com/goddard-jean-christophe-universite-toulouse-mirail-france/

A propos de l'auteur : Flore Garcin-Marrou

Flore Garcin-Marrou est docteur en littérature française (Université Paris 4 – Sorbonne). Elle a enseigné les Études théâtrales à la Faculté libre des Sciences humaines de Lille et à l’Université Toulouse Le Mirail. Sa thèse s’intitule "Gilles Deleuze, Félix Guattari : entre théâtre et philosophie". Elle est l’auteur d’articles sur le théâtre au carrefour des sciences humaines. Elle est également metteur en scène de sa compagnie "La Spirale ascensionnelle" et poursuit un travail d’expérimentation théâtrale au sein du Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène (LAPS).