INTRODUCTION : Performances de la Perception
Par delà ses influences phénoménologiques, Alphonso Lingis nous raconte une histoire originale de la perception. Sa façon de parler philosophique est narrative et poétique, de style plutôt moderniste : certains portraits de Lingis évoquent les portraits métamorphiques d’Albertine dans A l’ombre des jeunes filles en fleur, certains passages rappellent Les Vagues de Virginia Woolf, d’autres virent au post-modernisme en jouant sur la jalousie des pronoms – du Je au Tu – créant une forme de voyeurisme de la perception. Son texte philosophique n’assène aucune vérité, ne force aucun système à notre esprit. Il nous prend par la main et nous promène de continent en continent, de visage en visage, d’élément en élément – air, eau, feu, terre. Si le spectre de Levi-Strauss hante son récit, il ne s’agit pas pour autant d’une enquête anthropologique. Lingis raconte autre chose, d’autres choses (« Things ») : la vie subjective hors les murs, hors de la « maison » heideggérienne, la vie « déconstruite », mais ni bios, ni zoé, ni Deus sive Natura pour autant. Une « plénitude concrète » dont Hegel fait l’esquisse dans Préface à la Phénoménologie de l’Esprit peut-être. Le lecteur suit sa perception vivante et poétique, créatrice, comme dans le récit de Jonathan Swift : de la baleine bleue au lézard sphaerodactylus qui mesure 16 mm (p. 60), les anamorphoses constantes de la perception de la vie montrent que les notions classiques et lisses de la « substance » et du « sujet » sont trop étroites pour contenir le plein vivant.
L’étroitesse ou la contrition des concepts (plus spécialement ceux de Heidegger en l’occurrence) est ce qui embarrasse Lingis : la vie les déborde de tous les côtés. En particulier la réduction du « toucher » que fait Heidegger en « manipulation ». Heidegger n’a pas idée de la caresse lévinassienne que reprend Lingis à son actif.
The body that the sensual hands uncover and the caresses discover is not the effective operative body, whose postures and diagrams of movements are oriented towards objectives and manipulate implements. Caresses avoid limbs, where the mechanics of bones and striated muscles are salient and settle rather on cheeks and lips, breasts, belly and thighs. The body caressed abandons its purposive posture, its limits roll with gravity, its substance offers no resistance. (p. 81)
Pour Heidegger, la main construit, elle est outil d’écriture et d’être au monde. Pour Lingis, la main salue un ami, empoigne un ennemi, elle console dans l’étreinte ou par une tape sur l’épaule, elle promène. La main, c’est l’organe du tact :
The word “tact” designates a light touch, supple and agile, a holding back. It contrasts with the touch involved in the apprehension, appropriation, and manipulation of tangible things and of others. Tact that holds back one’s forces and intentions is a sensitive form of receptivity. [1]
Pourtant, de façon étrange en ce qui me concerne, Lingis semble séparer ce qui relève de la caresse de la responsabilité :
Responsibility is experienced when we find ourselves before someone who singles us out, appeals to us and puts demands on us, someone whose needs are important, urgent, and immediate. The sensual involvement with another occurs when there are no such needs, no such demands, when one’s hunger and thirst, cold and homelessness have been satisfied (…) Sensuality is an irresponsible responsiveness to pleasure and discomfort. (p. 82)
Lingis déconnecte clairement ici la caresse de la responsabilité et du temps : la caresse serait pur présent, réponse irresponsable. Non seulement cela sonne comme une contradiction dans les termes – la réponse étant contenue dans la responsabilité – mais il me semble aussi que d’un point de vue temporel, la caresse fait remonter le temps, qu’elle dilate le temps et n’est plus dans l’action présente – nous passons dans l’Autre dimension du hors-sujet. Pour moi, on ne peut séparer la « proximité » de la caresse, de la responsabilité et du temps de l’Autre : c’est même la raison pour laquelle une performance ou un spectacle de danse n’est pas seulement gratuit, évanoui dans le présent et sans suite, mais invoque, touche son public, parfois dans la durée. Le schème de la caresse permet justement de comprendre la relation de passivité et de responsabilité entre scène et public. Pour Levinas, la proximité que la caresse installe s’inscrit toute entière dans l’expression d’une responsabilité irréfragable. Elle tourne la relation à l’Autre vers l’avenir et ne se consume pas dans le présent :
La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au-delà de ce contact. (…) Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce « ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est faite de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable. Elle s’aliment de faims innombrables. [2]
Lingis partage avec Lévinas beaucoup de traits, en particulier la façon dont il inscrit l’éthique dans le concret de la vie naturelle et dans l’urgence de la présence d’autrui, mais pas sa vision du temps. Or, il semble qu’il ne puisse y avoir de performance de la perception que si la caresse dont la danse et le théâtre actent, ne disparaît pas dans le pur présent, classé sans suite.
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Outdoor philosophy: le cœur secret des choses
Malgré des références très « continentales » (Sade, Bataille, Artaud, Levinas), malgré un attrait prononcé pour l’ombre, le risque de la rencontre, l’abysse et la violence obscène, l’écriture philosophique de Lingis s’écoute comme une écriture « du nouveau monde ». S’y déploie un style somme toute « américain », à comparer à celui de Stanley Cavell, voire R.W. Emerson et Thoreau, même si Lingis fait davantage l’exégèse de philosophies et théories continentales (Heidegger, Levinas, Merleau-Ponty) que d’américains que l’on pourrait attendre sur son terrain de recherche éthique comme Bernard Williams, William James ou encore Cora Diamond.
Lingis déroule un style de philosophie « outdoor », façon road movie ou Ranger de l’extrême. Sa poésie n’est pas conceptuelle à la Derrida ou Lacan, sa pensée est sensuelle, sa poésie empirique. Son écriture ne prend pas de risque acrobatique, elle ne joue pas avec espièglerie avec la technique des mots, mais elle dessine, peint, photographie le paysage des espaces intérieurs des choses (« the Inner spaces of things » p. 62) dans la veine d’un Henri Michaux par exemple [3]. La caresse Lévinassienne en devient presque cosmique. Lingis la dévoie ou plutôt la magnifie poétiquement, comme si le toucher était pour lui le sens premier de l’expérience et de l’existence – détrônant la vue. Sans que le toucher en devienne le thème pour autant, son écriture philosophique est une haptologie, son style, une haptique.
Les « Perfotexts » de Lingis perforent autant qu’ils performent : ils carottent l’univers jusqu’à son cœur secret, retirant des couches d’expériences autant cognitives qu’affectives, dans un mouvement à la fois circulaire et horizontal. La démarche s’apparente à celle de l’archéologue et de l’anthropologue, une démarche de l’après, presque légiste, et cependant elle diffère en cela que Lingis opère les choses à vif. On y analyse les couches de textures vivantes et variées, on effeuille les traumas au moment où ils se passent, on regarde les rides de la souffrance et de la vieillesse en face et on touche le malade. Le perfotext traduit cette énergie éminemment présente, il soutient la violence de la rencontre de façon quasi christique. Dans son approche de l’autre et de ses rites, le texte de Lingis prend le contrepied de la méthode anthropologique ou archéologique : il ne cherche aucunement le sens ou le décryptage, il n’accomplit aucun système symbolique :
With the thesis that cultural performances and cultural systems generally have meaning, goes the thesis that anthropology understands them by translating their meaning into that system of cultural and linguistic symbols which is the anthropological interpretation. (134-5)
Le perfotext expose la violence et la splendeur de ce qu’il cherche, il se laisse aliéner par ces empreintes de vie-sages. Contrairement aux apparences premières, le texte de Lingis propose une métaphysique à partir de ses voyages, une éthique plutôt qu’un récit d’anthropologue. Malgré ses références à Claude Levi-Strauss, Marcel Mauss, Edmund Leach, Victor Turner, Clifford Geertz, Alphonso Lingis situe ses rencontres avec les carnavaliers de Rio, avec les aborigènes de Papouasie et du détroit de Torres, avec les balinais, sur un autre plan. Il s’approche davantage d’Artaud et Nietzsche que de Clifford Geertz.
La place du geste et de la voix dans sa description du monde trahissent sa relation performative au monde : les choses ont des voix (« the voices of things »), le tatouage ou la danse deviennent des geste-concepts qui donnent à la pensée une certaine latitude. Les mots sont envisagés par l’auteur comme un acteur pourrait les envisager, ou comme un peintre: « Words have materiality, they have timbre and pitch, attack accent, and duration : written words have shape, thickness, size and color » (72). Alphonso Lingis raconte l’histoire du coeur secret des choses que l’homme ne reconnaît plus et qui défile pourtant depuis des millénaires: il ravive l’intérêt éthique des croyances aborigènes et Polynésiennes, des mythes Masai, et même celui des dessins préhistoriques.
A people are transfigured in glorious adornments and movements; their experience as they perform is transfigured; exalted emotions surge in them; their assembling becomes dramatic, epic, cosmic. (137)
Pour Lingis, le dramatique de la performance dépasse le système symbolique et les constructions culturelles des anthropologues. Si ces rites ont un sens, il est autre et ne se laisse pas appréhender par la connaissance car il la dépasse. Ce déni de savoir de la performance laisse place au souci de l’autre, à ses peurs, ses dérèglements, à l’expression naturelle de la violence mais aussi à la compréhension d’autrui et des choses autour dans le geste – au partage.
2. Danse de l’écriture : Nietzsche et Lingis
‘O Zarathustra’ the animals said ‘to those who think as we do, all things themselves are dancing : they come and offer their hands and laugh and flee – and come back.
Nietzsche cité par Lingis (148)
Je me suis interrogée sur la place de la performance chez Lingis et le genre de performance auquel il s’intéresse. Un chapitre entier de son livre est consacré aux « performances collectives » : rituels, danses ethniques ou traditionnelles, carnavals etc. Il m’est apparu évident que l’expérience de performance que cherche à cerner Lingis n’est pas d’ordre socio-politique, ou d’une prise de position individuelle, ni d’ordre esthétiquement théâtral à proprement parler. La performance en question définit l’humain comme « gestuelle », plutôt que comme « sens » [4] : la performance montre l’humain, trop humain, hors de tout idéal normatif ou de transcendance. Elle nivelle l’expérience plutôt horizontalement que verticalement : dans son livre The Imperative, le chapitre 3 est intitulé « The Levels » (p. 25) avec pour introduction une photographie des sommets enneigés. L’impératif de Lingis n’a pourtant rien de vertical, il vient non seulement du ciel étoilé mais aussi des vers de terre, il vient de la qualité humide ou sèche du medium, de la vitesse à laquelle la lumière le traverse. Il obéit à des niveaux perceptifs dans le plein du vivant:
A level is neither a purely intelligible order, nor a positive form given to a pure a priori intuition; it is a sensory phenomenon. A level is neither a content grasped in a perception nor a form imposed on an amorphous matter of sensation; it is that with which or according to which we perceive. (27)
Lingis réécrit une histoire de la perception qui réinvente Merleau-Ponty en l’inscrivant dans une pensée métaphysique immoraliste originale. Les affinités de l’écriture philosophique de Lingis avec la danse se confirment dans cet intéressement, dans cette façon perceptuelle de se lover dans le réel. L’humain est geste perceptuel, grâce du geste dans le tact de la rencontre accidentelle entre Je et Tu, comme le rire léger de Zarathoustra et du saint qui se rencontrent dans la forêt. [5] On peut envisager l’écriture de Lingis comme une danse entre ces deux pronoms personnels, dépassant le dialogue à la Martin Buber, car il s’agit d’une relation profondément « technique »: un tissage que fabrique la navette entre Je et Tu, un geste entre deux inconnus qui n’ont rien en commun. Il ne s’agit plus de l’écriture-Pénélope de Levinas qui va et vient du rivage à la demeure, mais d’une écriture plus minérale, sédimentaire, inhumaine, qui unit les sujets par l’extérieur ou par le travail des Choses en nous.
En cela, le style de Lingis [6] s’approche très intimement de l’écriture philosophique de Nietzsche. D’ailleurs, le dernier chapitre se clôt sur une citation du Gai Savoir puis de Zarathoustra, sur le sens historique de l’humain et sur la danse. L’image que donne Nietzsche est celle d’un sujet qui peut avoir une vision d’ensemble de toutes les souffrances de l’humanité, un héritier de l’humain avec un sens du devoir, dit Nietzsche. On retrouve cette image d’une vision depuis les hauteurs de Zarathoustra dans l’aigle-faucon de Lingis. Un sujet inhumain plutôt que surhumain, et néanmoins témoin – un « toucher-regard » à la fois animal et empathique :
From inhuman distance, with the fearsome far-sightedness of birds of prey we see that sinister spectacle of stupidities and deceits, pillage and tortures that is the history of our species. With soaring raptor eyes we see ourselves devouring plants, birds, fish and fellow mammals, our earthbound organisms trampling exquisite microecosystems with each step. With fierce eyes, we see the lethal tides of summer and winter, which exact agony from all living things. In the remote distances we see the skies emptied but for the stars burning themselves out as fast as they can. Is there not something catastrophic in thought? (Lingis 2000, 135)
L’écriture de Lingis est plus spatiale que temporelle, elle intègre les horizons lointains de Nietzsche – « long-range horizons » (146). C’est ce qui distingue beaucoup Lingis de Levinas : tandis que l’écriture proustienne, voire kafkaïenne, de Levinas sécrète le temps en burinant l’espace [7], celle de Lingis carotte le temps et l’observe de loin et de haut. La métaphysique inhumaine, végétale, animale et anti-systémique de Lingis est plus proche des hauteurs glaciales de Nietzsche finalement, que de Levinas, même si son discours est visiblement marqué, cerné par Lévinas. Lingis cherche la hauteur Nietzschéenne dans les plis et la nudité du corps fatigué, abîmé par la maladie – il fait jouer le froid des hauteurs et le chaud de la fièvre. De Lévinas, l’écriture de Lingis retient certains traits, certains accents sensuels et certains mots structurels, comme la caresse ou le visage. Elle retient aussi un rythme et une adresse urgente, dans l’imminence d’autrui. Mais Lingis efface aussi une façon d’envisager le temps entre passé et avenir, pour lui substituer un présent phosphorescent, qui conserve certains effets de la transsubstantiation.
Conclusion : une éthique de l’Inhumain
Lingis écrit une éthique de l’homme s’adressant non pas seulement à l’homme mais au dehors, bien au-delà de son propre écosystème. Le discours anthropologique fonctionne comme un contrepoint textuel à son éthique, de même que la splendeur du Carnaval de Rio fait pendant à la violence de la guerre du Golfe. Cette esthétique du contraste de la violence et de la splendeur, rappelle parfois les textes préromantiques d’Edmund Burke sur le sublime, voire certains textes de la Critique de la faculté de juger de Kant.
Néanmoins, la splendeur de Lingis explose bien assez tôt vers la grâce non naturelle mais bien technique de la danse, vers un sublime dionysien, pas du tout contenu ou abstrait : splendeur non-indifférente des corps, splendeur des visages, des gestes qui implorent ou ragent. Le perfotext de Lingis soutient la violence et la souffrance de la rencontre de la même façon que la danse ou le théâtre : le texte est transfiguré par cette splendeur et cette violence comme le portait du pape Innocent X de Francis Bacon – le portrait du pape en devient totalement inhumain.
Le perfotext se transforme encore tel le narrateur des Voyages de Gulliver qui devient Houynhynhm et parle progressivement cheval, ou encore le texte de Finnegans Wake qui s’aliène en racontant l’Autre à la limite du sens. La performance qui agit dans ces textes traduit un impératif ; l’impératif de la performance [8] elle-même, qui enjoint de résister et soutenir la catastrophe, de faire face à la violence de l’existence naturelle et sociale avec courage: « Nietzsche thinks that these ancient passions return in their full force when the representations a people now make of themselves no longer elicit them ». (p. 147)
Le perfotext de Lingis montre qu’il faut que le discours aille au devant de la violence, qu’il ne peut se permettre d’énoncer de façon indifférente – l’affect a non seulement sa place dans le discours philosophique mais encore le discours philosophique se doit de toucher, il doit même devenir l’art du tact. Le perfotext est un texte dynamité par la violence et la splendeur de la vie.
[1] Une réponse à Heidegger mais aussi peut être à Locke, aux penseurs anglo-saxons de la propriété privée et par extension du capital.
[2] Le temps et l’autre, p. 82-83.
[3] Michaux, La vie dans les plis. Gallimard, 1989.
[4] Cf. ce que Nietzsche dit du « style » : « Tout style est bon qui communique véritablement un état d’âme, qui ne se méprend pas sur l’allure des signes, sur les gestes » (Ecce Homo, 78)
[5] Prologue de Zarathoustra, « Et ainsi ils se séparèrent, le vieillard et l’homme, en riant, tout à fait comme rient deux jeunes garçons » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Livre de Poche, 1983. p20).
[6] « For a style is not something that we conceive but something we catch on to and that captivates us. » (Imperative, 38)
[7] cf. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, chapitre 3. ; cf. Le temps et l’autre.
[8] Cf. L. Kharoubi, The Performative Imperative : an approach of responsibility through theatre arts in Borderlands, forthcoming special issue « The Limits of Responsibility : Ethics, History, Politics », 2015.