L’originalité de l’approche de Freddie Rokem tient dans l’affirmation que la relation entre théâtre et philosophie n’est sûrement pas une affaire abstraite. Là se situe une des principales critiques que l’on peut faire à certaines philosophies françaises quand elles s’occupent de théâtre : elles parlent souvent du théâtre selon l’idée globale qu’elles se font du théâtre sans prendre en compte les réalités physiques et scéniques propres à cet art. C’est un écueil que Freddie Rokem entend tout de suite éviter en montrant que la relation théâtre/philosophie a été, dès l’Antiquité, une relation incarnée par des philosophes et ceux qu’il nomme les « Thespiens » [1]. Dès lors, la relation théâtre/philosophie nous engage vers une toute autre manière d’appréhender ces différents modes de discours : la relation théâtre/philosophie ne se pense pas par le prisme de concepts purs mais par des rencontres et des confrontations entre personnes incarnées.
La première section de Philosophers and Thespians: Thinking Performance est consacrée à des « Rencontres » entre des philosophes adoptant des modes d’expression propres aux acteurs, œuvrant pour que leurs champs théoriques soient traversés par des pratiques théâtrales et des acteurs utilisant des outils philosophiques et des modes de pensée théoriques dans leur création. Il y a là un point d’interaction immense, un espace liminal où une pensée de l’ « entre » prend tout son sens. L’ouvrage de Rokem tente de cartographier cet espace liminal qui n’est jamais un espace restrictif, appelant sans cesse à être transgressé, quitté ou même trahi. Alors que la relation théâtre/philosophie, depuis Platon, a souvent été considérée sur le monde de la compétition dont l’un devait sortir vainqueur, il est clair que dans le monde contemporain les frontières de la philosophie n’ont jamais été aussi poreuses.
Du point de vue « thespien », de nombreuses pièces de théâtre ou performances (tout ce qui relève génériquement du « performance art ») délivrent des revendications philosophiques (« philosophical claims »). Œdipe Roi et Hamlet sont des pièces exemplaires, qui n’ont cessé d’être commentées par les philosophes en tant que discours incarnés, alternatifs à l’espace discursif traditionnel faisant loi dans la pensée philosophique.
Ainsi Rokem s’attache à répondre aux questions suivantes : quelle relation entre les humanités et les arts notre monde contemporain peut-il penser ? La pratique artistique peut-elle être considérée comme une forme de recherche ? Quel type de pensée des artistes et des praticiens peuvent-ils produire ? Rokem remarque que cette interrogation et cette tension entre les cultural studies et la critical theory se nourrissent de ce que les Etats-Unis nomment la « continental philosophy », terreau fertile pour comprendre ces processus d’hybridation théoriques, culturels, artistiques.
La première rencontre s’opère entre Socrate, Agathon et Platon avec, pour décor, Le Banquet. Dans un deuxième temps, Rokem analyse les pièces Œdipe Roi et Hamlet, puis les rencontres entre Nietzsche et Strindberg, Benjamin et Brecht.
Ces deux derniers se rencontrent en Août 1934 dans le village de Skovsbostrand où Brecht est en exil depuis plusieurs années. Ils discutent du texte de Kafka « Le plus proche village [2] ». Leurs interprétations respectives de ce texte, consignées dans le journal de Walter Benjamin, montrent la divergence de leurs points de vue – celui du philosophe et celui du « thespien » – sur cet état d’exil dont parle le texte de Kafka. Rokem montre comment l’interprétation de ce même texte de Kafka a servi autant à Walter Benjamin pour élaborer sa philosophie de l’histoire et qu’à Brecht pour élaborer le théâtre épique.
Dans la deuxième section du livre, la discussion entre Brecht et Benjamin est plus minutieusement analysée. L’œuvre théorique inachevée de Brecht, Dialoge aus dem Messingkauf, est symptomatique, pour Rokem, d’une traversée des frontières entre théorie et pratique, passant par une théâtralisation du discours philosophique ; de même que Das Passagen Werk de W. Benjamin témoigne d’un désir similaire, bien que conçu dans une perspective opposée, d’expérimenter la dimension performative de la pensée philosophique. Rokem analyse particulièrement « La Scène de la rue – Modèle type d’une scène de théâtre épique » (un accident a eu lieu, un témoin montre et raconte). Le deuxième volet de cette réflexion s’arrête sur la notion benjaminienne de « constellations » en connexion avec les catastrophes provoquées par l’homme pendant la 2e Guerre Mondiale. Rokem analyse les bombardements de Guernica et les stratégies performatives employées pour leur représentation ainsi que les méditations de Benjamin sur l’Angelus Novus de Klee.
Les derniers chapitres de Philosophers and Thespians: Thinking Performance sont consacrés à une réflexion autour des stratégies rhétoriques développées par W. Benjamin dans son ouvrage Denkbilder, mettant au jour un type d’écriture inhabituel consistant à développer une idée abstraite au sein d’une narration. Denkbilder est l’exemple d’une performativité à l’intérieur d’un mode philosophique – une performance de l’esprit rendue aussi possible par le lecteur qui a le pouvoir d’interpréter ce qu’il lit. Denkbilder matérialise de cette manière une forme d’expression nouvelle qui noue ensemble le théâtre et les pratiques discursives philosophiques. W. Benjamin, philosophe, se fait alors « thespien », tout en gardant son identité de philosophe.
Rokem remarque que la relation théâtre/philosophie se pose différemment depuis la fin de la Guerre Mondiale. Il note que, dès les années 1950, les recherches autour du performatif n’ont pas considéré les pratiques fictionnelles. Les philosophes du langage ont mis au jour l’idée que le « speech » est en lui-même une forme d’action, à travers les « speech acts », tout en rejetant les discours de fiction, comme Platon. J.L. Austin, dans How to Do Things with Words, jette un voile de suspicion sur le théâtre. Austin prend en compte un paramètre de « sincérité » qui exclut d’emblée la fiction et fait en sorte que l’usage performatif du langage soit réservé aux discours non-fictionnels. Austin le dit clairement : une déclaration performative sera creuse ou vide si elle est dite par un acteur sur une scène… Ce qui signifie que le théâtre est exclu de ce qui est défini comme « performatif ».
Rokem conteste cette conception étroite et trompeuse de la performativité, qu’il réévalue dans un contexte historique plus large. Il soutient que les quatre rencontres développées dans ce présent livre fournissent des exemples de « performativité » qu’Austin et ses successeurs, aveuglés par leur seul intérêt pour la linguistique, ont oublié de prendre en compte dans leurs discussions. Ce point est en partie résolu par la relation que Butler met en lumière entre performativité et « embodiment » en particulier dans Antigone’s Claim, où elle parvient à relier ce qui relève du dire à ce qui relève du faire, interrogeant ce que veut signifie « to make a claim » dans le discours et dans l’action. Les mots ne se substituent pas aux actes mais leur sont indissociables.
Freddie Rokem, Philosophers and Thespians: Thinking Performance, Stanford University Press, Stanford, 2009.
[1] Je note que si ce terme est passé, en anglais, dans le langage courant, pour désigner les acteurs, il n’est que peu usité en français.
[2] « Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. » Traduction d’Alexandre Vialatte. »